page précédente

DE BOISLOISSEL Yves Marie

Né le 07.05.1886 à Paris.

Souvenirs d’un ancien Cap-Hornier, Yves de Boisloissel (raconté par 0llivier Geslin).

Voici une trentaine d'années, je rencontrai à Paris un compatriote breton, un ami, au cours d’une soirée littéraire à laquelle nous avions été conviés. Les murs de la vaste salle dans laquelle se déroula cette soirée étaient couverts de tableaux dont certains représentaient des marines : de fines goélettes et de superbes trois-mâts qui, tous, "farguaient" assez bien mais que d’erreurs dans leur gréement !...
Les auteurs de ces tableaux n’ont certainement jamais mis le pied à bord de l’un des navires à voiles du temps de notre jeunesse » ; fit mon compatriote, qui, à l’issue de la réunion, se plut à me rappeler la vie des équipages des grands longs courriers à voiles du siècle dernier dont le souvenir, précisa-t-il, « ne disparaîtra pas dans les Grands Fonds de l’oubli grâce aux ouvrages que des écrivains et des poètes leur ont consacrés »
Quelques jours après notre rencontre je reçus, de sa part, une longue lettre. Il venait de relire des vers du célèbre Morlaisien, Tristan Corbière, à propos duquel il écrivit : « J’aime ce poète âpre et vigoureux qui aurait fait sur nos grands clippers le vrai matelot groumeur mais intrépide, celui que l'on trouvait à bout de vergue pour prendre une empointure de ris par mauvais temps, ou solide à la barre, par gros coups de mer de l’arrière, au Cap, route vers la France.
En même temps que sa lettre me parvint un recueil de souvenirs qu’il venait de publier : souvenirs de son enfance en Bretagne, de ses promenades en Argoat et en Armor, de ses navigations, etc. ... qui constituent autant de petits chefs d’œuvres littéraires. Dès sa prime jeunesse, il avait été envoûté par la mer, « par cette mer bretonne au baiser rude, ainsi que de tous temps le furent les moussaillons de sa race. Il décida qu’il deviendrait un jour le seul maître après Dieu à bord de l’un des vaisseaux qu’il avait admirés dans la rade de Brest.Un beau jour, après avoir vaincu la résistance de ses parents qui redoutaient pour leur fils les dangers que couraient dans les mers australes les équipages des grands navires à voiles, il posa joyeusement son sac à bord du trois-mâts EUGENE PERGELINE, capitaine Bénard, en instance d’appareillage pour le tour du monde.
Durant son long et rude voyage - il dura prés de deux ans - il nota sur son Livre de Bord personnel une foule de souvenirs des beaux et des mauvais jours vécus au grand large. Souvenirs des nuits lumineuses des Tropiques : « Sur la mer pailletée de phosphorescences la clarté de Sirius dessine une traînée bleue que fait onduler la houle, une houle très légère, somnolente, qui berce délicatement le rêve. Nulle brise, les voiles pendent inertes, humiliées.
Souvenirs des nuits d’angoisse : «La nuit est noire, d’un noir impénétrable, inquiétant... Le soleil s’est mal couché, derrière nous, dans l’Ouest, par delà les Kerguelen désolées. De gros nuages à l’air mauvais lui disputent l’horizon... La brise, tout à coup, s’est mise à fraîchir, la mer a pris son aspect sinistre, sa mine plombée des mauvais jours..., à présent, grosse brise de suroît. Nous sommes grand largue, tribord amures, sous les huniers, le foc d’artimon, la misaine. De lourds paquets de mer nous prennent par la hanche de tribord, déferlent brutalement sur le pont, en abord du petit roof, car nous sommes chargés, très chargés, et le bâtiment s’élève mal à la lame.
Souvenirs également des rudes épreuves subies par l’équipage de son navire fuyant devant le temps par 58°40 Sud et 157°20 Ouest. « Nous revenions de Calédonie... Chargés jusqu’aux marques de franc-bord de minerai destiné à Glasgow, nous sortions tout juste d’une épreuve terrible. Dès avant le cap Horn un blizzard d’une violence inouïe nous avait saisis. Deux tribordais avaient eu à la barre les mains gelées et noue avions perdus nos huniers volants, faute de pouvoir monter pour les serrer dans un gréement rendu inaccessible par le verglas. Dans l’est de Diégo-Suarez la mer était devenue monstrueuse... Il avait fallu rester en fuite longtemps après la longitude des Falkland, et nous devions nous trouver dans le nord de la Georgie du Sud, c’est à dire dépâlés hors de la route habituelle des longs-courriers.
Quel ancien Cap Hornier, dont les ongles se sont retournés sur des toiles affolées dans les tempêtes du Horn, peut ne pas avoir gardé souvenance de jours et de nuits pareils ? Rudes épreuves, certes, supportées vaillamment par les équipages avec l’espoir que, bientôt, leur « Grand Oiseau des Caps » voguerait sous la douce caresse des tièdes alizés.
A son retour en Bretagne mon compatriote éprouva une grande peine : alors qu’il avait la volonté d’entrer dans une Ecole d’Hydrographie, ses parents, qui avaient vécu des jours d’angoisse durant les longues traversées du voilier de leur fils, lui interdirent formellement de reprendre la mer. En fils respectueux et obéissant, il se soumit à la volonté paternelle, et ce jeune marin qui, durant sa longue campagne au long cours, ayant doublé les trois caps fameux ( Bonne Espérance, San Antonio et Horn) avait le droit de «cracher au vent » et qui, durant de périlleuses manœuvres et de délicats virements de bord, ne mérita jamais l’épithète déshonorant de « soldat », décida d’orienter son avenir vers l’Armée française.
En 1906, il entra à l’Ecole Militaire de St. Cyr. Il en sortit le 1er octobre 1909 et fut affecté, sur sa demande, au 22ème Régiment d’Infanterie de Marine. Fait unique dans les annales des vétérans de la voile, cet ancien cap-hornier, Yves de Boisboissel, devint en 1943, général de Corps d’Armée, commandant supérieur des troupes en Afrique Occidentale à Dakar.
En1945, atteint par la limite d’âge, il quitta l’Armée après quarante années de service dans les territoires d’outre-Mer et, en France, notamment durant la guerre de 1914. Il mourut le 17 février 1960 à l’Hôpital du Val de Grâce, à Paris, à l’âge de 74 ans. Il fut inhumé en Bretagne, dans l’enclos de la paroisse de son baptême, Saint Nicolas du Pélem, auprès de l’antique manoir des comtes de Boisboissel où tant il aimait séjourner parmi les précieux souvenirs de ses ancêtres qui illustrèrent leur nom au cours de la longue histoire de sa Bretagne bien-aimée.